04-09-2003
La toute jeune Valérie Leclercq nous ayant totalement conquis avec sa première démo à la fragilité étourdissante (à tel point que le groupe sortira en fin d'année un album sur hinah), nous espérions en savoir plus sur elle, sur sa personnalité, sur ses passions et ses envies.
Les cinq mots choisis par Valérie Leclercq :
Sépia
dépouillé (pomme)
Eau
Paume
Hiver
# Sépia
Sépia, c'est tout un climat. Difficile à expliquer. Un jour, ce film merveilleux passe à la télévision. Moi, je m'affale sur le canapé ; je m'affale toujours sur le canapé, seule, dans un grand salon qu'il faut vider au préalable pour laisser un chance à l'?uvre cinématographique de le remplir tout entier. Le salon sonne donc creux, je le teste ; trois petits coups secs sur ses parois rigides qui résonnent un long moment, puis on tourne la tête vers la boîte carrée. Le film, c'est "Un ange à ma table" de Jane Campion ?? comme si on pouvait mélanger les anges et les tables dans une même phrase. Non ; ce qui se passe, ce qui frappe d'emblée, c'est que les images du film sont sépias ?? tellement sépias. Et il ne s'agit même pas d'un éventail défini de couleurs, ni même de ce qu'on pourrait appeler une vulgaire "teinte générale", qui tirerait vers elle la mélancolie, l'abus éc?urant du flash-back ; rien de tout ça. Ce que je vois, ce sont des personnages sépias ?? aux yeux désemparés ?? , une histoire sépia, des décors sépias, un asile sépia, et le grand mécanisme de l'esprit humain qui, lui aussi, à l'image des rouages énormes d'une horloge détraquée, se met à tourner au sépia, comme on tourne au vinaigre. Alors voilà ma découverte ; "sépia", c'est ce truc, aérien, inodore, ce spectre invisible qui tout à coup se détache d'une création, qui se laisse flotter dans l'air quelques instants, narguant toutes les mains humaines qui tenteraient de s'en saisir, et puis, qui s'approche, et vient, là, comme si de rien n'était, se visser à votre pauvre âme de spectateur ignorant. Pas une prise d'otage, pas une malédiction. Si je soigne mes mots, je dis : une bénédiction ! L'ange à table plaque une bavette contre sa poitrine, montre ses dents : c'est que le repas va être bon, il est à table. L'ange raconte, ce que le film conte : le parcours particulièrement intérieur de la romancière néo-zélandaise Janet Frame, une inconnue. C'est aussi la boue, la rousseur de la mélasse, les personnages qui disent "quoi ?" parce qu'ils ne comprennent rien, parce qu'ils comprennent tout. Moi aussi, je dis "quoi ?", je suis bête parfois, hé hé, j'ai l'estomac qui se retourne, et nous y voilà, je reviens au sépia. Sépia, c'est une métaphore, le flash crépitant d'une rencontre. Parce que ?? adieu pulpes de l'intellect ! adieu bulbes de l'argumentation ! ?? l'être humain peut encore se laisser submerger par une ?uvre, se laisser irradier, en devenir inconditionnel, sans que la raison n'intervienne. C'est faire confiance à son épiderme, qui déglutit et suinte parfois, c'est vrai, mais qui peut aussi, là, sous elle, glisser en fraude d'insoupçonnables merveilles.
# Dépouillé (pomme)
"Dépouillé" : j'aurais préféré éviter. Mais c'est que ces neuf petites pestes de lettres reviennent sans arrêt. Oh grand dieu ! n'allez pas imaginer ici que je vous livre ma vision philosophique de la vie. On rit souvent des gentilles personnalités plastifiées qui philosophent platement sur leur existence, et embouteillent des magasines rectangulaires qui coûtent genre 1,60 euros/les cent cinquante grammes. Moi aussi d'ailleurs, je ris. Ha ha ! Voilà ! Ceci n'est pas une pipe, ceci n'est pas une pomme, tout ça pour annoncer que ceci n'est pas une blague ; merci monsieur Magritte, qui n'était pas ambigu, lui ?? ou juste un petit peu. Non, sincèrement, sans rire, sans pleurer ; peut-on parler musique et essence (ce qui sort des puits en plein milieu du désert), d'une façon toute personnelle, sans éprouver de la honte par la suite ? C'est qu'on essaye tous tellement de dire des choses intelligentes. Vrai, non ? alors voilà ! Retenez-vous. Voilà voilà : prenez une pomme, dépiautez-la poliment, débarrassez-la de cette peau verte, douteuse et brillante d'une seule traite, avec un couteau lisse et poli aussi, puis ôtez-lui la chair, la frigolitte végétale, jaune et juteuse qui, un peu comme une barbe à papa, entoure le bâtonnet rigide du milieu ; ensuite admirez ! C'est un peu là que je voudrais en venir. Certains artistes que j'aime prennent ce qui reste du petit fruit rond en main, ils disent (d'avance pardon pour mes métaphores un peu pénibles) : "regarde-la, ta pomme ! C'est pas joli, c'est pas appétissant, mais tu ferais bien de t'y faire, gamin, parce qu'une pomme, c'est ça !". ça : un trognon. L'essence de la pomme. Je me dis que "l'idée", le "concept" de la pomme doit être dans sa partie qui a le moins tendance à disparaître, cela-même qui demeure après "usage", son squelette de pomme : le trognon donc, toujours. Moi, j'ai en tête "The Covers Record" de Cat power. Et même si ce n'est qu'un album de reprises, c'est pour moi l'album le plus parfaitement "trognoné" de l'univers. Douze chansons. C'est rude, c'est austère ; pas de chair, pas de gras, pas de parures ; juste quelques os décharnés, pas beaux à voir, qu'on imagine difficile à avaler. Hé ! plus la peine de mentir, ni de se cacher, on va à l'essentiel aujourd'hui. Maintenant! Deux accords sur une guitare, la voix, superbe, les petites histoires de vie. Rien de plus. Puis se produisent tous les miracles de la planète, en même temps. On a touché à des vérités profondes ; les fonds des océans. C'est la pomme ou la chanson, dans toute sa nue splendeur. Un des seuls moyens d'approcher la perfection. J'en suis bêtement convaincue. L'émotion aussi. Et après, si on meurt, c'est de beauté, pas d'indigestion.
Bon, je dis ça, je dis rien ; je m'en fous, après tout, si personne ne croit que la pomme la plus "pomme" est celle qui a déjà été mangée. D'autres savent très bien que la chanson la plus "chanson" est celle qui a déjà été vidée. Dépouillée (LE mot). Des squelettes et des tripes, pour un repas plus que céleste (du coup, on pourrait l'inviter, l'ange, à notre table? mmm). Et puis, ce serait immensément idéal, et drôle ; un monde artistique qui ne produirait que des "trognons». Et les musées alors ? Et ooohh ! horribles ; les ventes aux enchères : "Adjugé ! ce magnifique trognon new-yorkais, à madame X pour un million et demi de dollars".
-merci, merci, dit la dame en sortant son chéquier.
Les gens déambulent, bêtas et admirables, parmi de magnifiques arbres sans feuilles. Je me perds dans mes métaphores?
# Eau
Une goutte tombe. Il faut prendre un crayon, tracer un ligne, une droite, une courbe ; imaginer ces maigres fils qui relient les choses entre elles. L'eau. Je prépare ma main, je prépare mes yeux. Dessiner un trait, idiot et décidé, entre "Low" et "l'eau". C'est le genre de liens qui pourraient exister. Pourquoi pas ? On dit toujours : "tiens ! écris ce que tu veux" de toute manière. Et puis "Low", c'est juste plus souple, plus mou, c'est "l'eau", moelleuse, qu'on fait rebondir doucement ; "L'eauww". Altitude : zéro mètre, le niveau de la mer. C'est bas. C'est "low" et "l'eauww". Le trio de Duluth, le couple saint qui détient les cordes vocales, le souffle long, la mélodique traînée d'encens ; encensons la tierce personne également, Mr Sally, qui fait grincer les plus grosses cordes à l'arrière. Mais on est pas obligé de parler de Low, cette petite musique désarmante, qui est plus comme un marécage (sublime), moins comme un océan. On peut parler de leurs valeureux successeurs : le soleil de l'Altra, Carissa's weird qui vient de mourir, ou encore Sappington, qu'on vient de me faire découvrir, et qui est, superbe et intrigant, comme un jumeau ombragé du groupe-mère. Groupe-mer. Pas amer. On peut aussi parler d'infini. La côte belge par exemple. La côte belge est un petit infini, un petit infini rikiki, un modeste coquillage, à peine un poil, précaire, sur le champ d'un bras. Un bras humain, il va de soi. Colza pas. Le petit vieux tend lui aussi le bras ; il veut faire sécher son caleçon, alors il se tient là, sur la pointe du brise-lames, entre deux hauts murs de vagues, et il attend, il attend que la petite pièce de tissu précieux sèche, et il la frotte contre la paroi rocheuse et invisible du vent, et il la frotte en fredonnant ; car frottements = réchauffement ; car c'est un joli chiffon, son caleçon : un bien joli chiffon. Voilà une belle histoire, empruntée sans honte à quelqu'une qui se reconnaîtra, qui regarde le soleil se coucher, adossée à un cabanon de plage (pendant que d'autres hument les parfums douteux de mous plats de moules). Tout est bien dans le meilleur des mondes, comme on dit. Tant qu'il y a des plages, et des coquillages, et des cabanons. Et des petits vieux qui sont là pour nous rassurer, nous rappeler qu'on est toujours plus jeune, toujours plus beau. Où est la piscine ? ça, c'est pour ceux qui n'aiment pas les gros grains, et le sel. Pas les petits vieux, justement. On se précipite dans l'eau douce des bassins, on se laisse flotter, cahin caha, et on oublie le soleil qui tape de ses mille marteaux piquants sur les têtes brûlées. On nage un peu, quelques brasses, puis on compte les gouttes, plic ploc plic ploc ; ça berce et ça endort, et on s'endort sur les bords, et le temps passe, silencieux, et on se réveille en sursaut, on sort ses mains de l'eau pleine de chlore. Tiens ?
-les voilà flétries, tout à coup ?
Une grande heure dans la piscine, et la peau ramollit déjà ? Les piscines n'empêchent pas de vieillir : grande découverte ! Il faudra quand même leur préférer la mer alors, le sel et les gros grains. Ou la mer belge, qui est un petit infini rikiki ; le temps coule, glisse, sur sa surface très lisse et liquide. Mais pas plus vite qu'ailleurs. Le sable s'empâte, les mains flétrissent, mais bien. Les jeunes filles observent la plastique solide des vieux marins. Ils disent :
-au cas où vous ne le sauriez pas, les bateaux n'ont jamais vraiment aimé naviguer dans les piscines.
# Paume
Parfois, on peut avoir envie de toucher les murs, très fort, de laisser là, presque stupidement imprimées, les marques longues de nos dix petits doigts.
Les murs : quelle sottise, je m'excuse.
On dit "mur", mais on ne sait pas vraiment ce que c'est ; on veut construire de grands buildings, on dit : "abattez-moi ça", mais on ne sait pas vraiment ce que c'est. Il y a des vieilles femmes, dans des pays proches, ou lointains, qui aiment leur maison, et passent leurs pauvres paumes caillées sur chacune de ses parois, en cadence, en dandinant leur derrière, en balançant la tête ; elles disent que la matière est vivante, qu'au toucher, les murs sont rassurants, sûrs, massifs et émouvants. Apaisants aussi, comme un père qui veille les jours de pluie.
Il pleut toujours en Belgique.
La fenêtre ; la veuve qui attend encore, elle dessine un couteau dans la buée qui se colle à la vitre. La nuit est passée. Les gouttelettes s'entrechoquent, font des bruits de grenades. De petites grenades. Pas totalement inoffensives.
"Et puis, même le soleil voyage de ténèbres en ténèbres et je ne suis pas le soleil. Oui, même le soleil.
Pourquoi pleut-il tant après la nuit ?
La pluie."
?a, c'est parce que je suis enfin arrivée à dénicher un livre de Janet Frame (l'écrivaine néo-zélandaise dont il était question plus haut). Le ton est légèrement - puis parfois férocement - caustique, il est poétique également, merveilleux, rythmé ; je m'en doutais (puisque tout est question de rythme). La dame raconte :
"Elles portent des robes de chambre de flanelle rouge. Comme si Dieu ou Diable avait acheté un continent d'étoffe et l'avait parcouru, ciseau en main en guise de bâton, d'une côte à l'autre pour y découper en série la forme sans vie de fous et de folles. Quant à eux, leurs yeux seront frappés de cécité quand ils verront le monde qui est le leur et le drapeau d'étoffe tendu en forme de soleil dans ce qui leur tient lieu de ciel.
Oh ! mais, à neuf heures, dit-on, tout ira bien."
La suite.
Neuf heures : c'est l'heure des féodales électrochocs. On colle deux pastilles sur les tempes humidifiées. Le docteur caresse l'?il rouge de sa machine infernale ; c'est un bouton, qu'il s'apprête à enfoncer de son index tordu (peut-être).
?a va, ça va, j'arrête.
De lire.
Je me disais juste que l'on pouvait aussi toucher la couverture des bouquins,
Si on veut.
Faire comme si toutes les connaissances et poèmes qu'ils renfermaient pouvaient hop ! comme ça, tout d'un coup, casser l'alignement parfait qui les maintient sur les pages, pour passer directement du livre à la paume, et de la paume au cerveau, ou à l'estomac (c'est selon ; y'en a qui lisent avec leur cerveau, d'autres avec leur estomac, l'idéal étant, à mon avis, de faire un peu des deux).
Tiens ! je remarque aussi, à l'instant, que le mot "ténèbres" n'a pas de singulier.
étrange, non ?
Il y a des histoires qui ne prendront jamais forme,
comme celle qui dit :
"L'homme refit surface, et en hélant presque vulgairement l'inconnu du quai, tendit son bras droit curieusement chargé ; c'était là la seule ténèbre qu'il avait réussit à voler au royaume des profondeurs obscurément marines."
Non ?
# Hiver
L'hiver ouvre son unique ?il. Suspendu à la cime d'un arbre, il se balance en ricanant,
tresse quelques branches ondoyantes et nues, se démène comme un beau diable. Il pense : "voilà qu'on va souffler gaiement, tuer quelques clochards". L'hiver s'associe au soir, ensemble ils font la tournée des bars, ils roulent sous les comptoirs, jusqu'à ce qu'on jette dehors le plus ivre des deux. Alors, l'hiver remonte son col, il tangue et s'englue dans les rues blanchies de la ville ; c'est qu'il fait froid par ici. On se demande bien pourquoi. Non, on ne se demande pas. On est complètement bourré. On a la gorge brûlée ; oui, l'hiver a la gorge brûlée. Et alors que tout semble faire de vous l'insatiable, la féroce, l'ultime engelure, voilà que non, qu'à l'intérieur, tout d'un coup, ça flambe comme un feu de foret. L'hiver reste vaguement aux aguets. C'est qu'on pourrait encore trouver des hectares de bois ravagés sous la mousse crémeuse de la neige ; les petits baisers de l'été, ce qu'il en reste : le rougeoiement, la cendre. Lundi, mardi, mercredi. Ce genre de suites éminemment logiques. L'été, puis l'automne, puis l'hiver. En juillet, on fait les fous, les petits baisers justement, on se prend des gifles : la honte, qui mûrit ?? qui tombe, sur le sol pourrit ?? se fige au c?ur d'un glaçon. Voilà pourquoi on aime l'hiver, pourquoi on ne l'aime pas. Tout est comme pétrifié dans les glaçons. Le monde qui ralentit, immobilise ses spectres bruyants. Les têtes s'arrêtent, en équilibre sur leurs belles arêtes, elles fuient, mais ne se remplissent plus. Ou au contraire, les têtes, qui ne fuient pas, se gonflent sans jamais plus désemplir. C'est la marée basse, son retrait douloureux des plages, c'est la marée haute, et sa brusque sentence. Alors on explose, ou, réduit à rien, on implose, tentant de contenir ces quelques débris de plein ou de vide, projetés d'un coup dans les pièces refroidies des maisons. Ha ha ! L'hiver ricane toujours ; merveilleuse saison ! C'est la "poudre blanche du nembutal" sur laquelle trébuche Kristin Hersh qui, même si le reste est discutable, a la voix rauque, et la plume superbe, c'est le chant du vent réfrigérant et les légères cascades de flocons qu'observe désespérément le serveur, décliné en trois chansons par les messieurs-chevaux de Black Heart Procession.
L'hiver soigne sa santé, il dit : mes maux de gorge ne peuvent plus durer. Puis, à travers la vitre, il me tire la langue, comme un gosse demeuré. S'il savait qu'il est, théoriquement, la saison la plus esthétique de l'année, et quand on ne tue plus les visions, quand on fait de soi une boule tournée vers l'intérieur ; ma saison préférée.
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